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Jordanie, Maroc

13 juillet 2023


Jordanie, Maroc. Deux pays qui grouillent d’une vie qu’on ne trouve plus chez nous. Intense, odorante, jouissive, dérangeante, prégnante, colorée, sonore, bordélique au possible. Elle s’écoule, fluide, débordante, dense. Un flux qui n’est pas aseptisé, qui laisse des traces qui sont parfois nettoyées et parfois non : la vie ça salit. La vie des villes : En Jordanie Amman, Jerash, Madaba et même Pétra, des millénaires après la disparition des Nabatéens.


Au Maroc Fez, Rabat, Tanger, Tétouan… Dans les médinas, casbahs et mellahs il faut épouser la foule, faire corps avec le flux. Ici la vie est crue, elle vous rentre dedans à grands uppercuts, c’est étourdissant de se sentir aussi vivant. Je me grise à l’altérité de ces Autres qui vivent si différemment de moi. Et comme la vie ne peut exister sans la mort, la mort ici aussi est crue, directe. En cette période de l’Aïd elle tranche partout, alors tout se mélange, le terrible, le sublime, l’odeur douceâtre du sang puis de la chair brûlée à chaque coin de rue. La peau et la laine recouvrent la terre. C’est surréaliste. Je marche dans les limbes et croise des hommes et quelques petits garçons couverts de sang, le sang de la bête qui va les nourrir durant plusieurs jours. D’abord le cœur et le foie, puis la cervelle et la langue, et enfin le reste.


À mille lieux des villes, le désert jordanien. Je suis saisie à nouveau par ce silence absolu que j’ai connu dans le désert Egyptien, à Villa de Leyva en Colombie et surtout à Lanzarote aux Canaries, où je me levais la nuit pour écouter cette totale absence de pollution sonore. Ce silence véritable me chamboule une fois encore. Mon corps se tend comme une corde de violon, aux aguets, car il n’est pas habitué : il n’y a plus de silence dans nos cités. Quand les cris sporadiques des animaux fusent, ils transpercent la densité du silence avec une netteté à vous dresser les poils et se répercutent à l’infini : c’est comme si j’entendais pour la première fois. Il faut du temps à mon corps pour s’abandonner, puis se laisser vaincre avec volupté.


Vient ensuite le ciel de nuit. La grande ourse est juste au-dessus de moi. Autour d’elle des couches superposées d’étoiles, jusqu’à plus loin et plus profond dans l’espace que l’œil ne peut percevoir. Je rince mon regard à la lumière silencieuse des étoiles mortes. Enfant j’ai connu de tels ciels en Grèce ou en ex-Yougoslavie, avant que la pollution lumineuse ne ternisse les étoiles.


L’air est léger, la nourriture préparée par les bédouins est simple, saine, bonne et roborative. Le seul sucre qu’ils consomment est au petit déjeuner dans le halva, et dans le thé à la menthe qu’ils servent avant le repas du midi et en fin de journée, afin de reconstituer rapidement l’énergie dépensée lors de nos randonnées et escalades du matin et de l’après-midi. Le dépaysement, l’effort physique, l’air pur et un équilibre alimentaire efficace qui n’a sans doute pas beaucoup changé depuis des centaines d’années agissent : je me sens vaste, stable, ancrée. Plus aucun désir, plus aucun problème. Le yoga n’est plus nécessaire : je suis yoga. La méditation est partout, dans chaque montagne, dans chaque grain de sable, dans chaque dromadaire qui va l’amble où bon lui semble. Je suis cela sans le moindre effort, sans la moindre volonté de ma part, le processus se fait de lui-même. Le paysage m’absorbe, je suis gorgée d’essentiel. Puis JE s’estompe dans les brumes de chaleur ou à l’effort d’une escalade ou il commence à fait corps avec la roche. Au sommet, face à l’immensité, ne reste que l’ÊTRE, cet état d’extase profond, paisible, doux et sans frontière, que rien n’agite. Cette connaissance intrinsèque du monde que chacun porte en soi ne passe ni par le mental, ni par le savoir, elle débute par une expansion du corps. La conscience devient alors appréhendable, partout et en tout. Le corps ouvre la porte puis à son tour, se dissout dans la vibration de la vie même. JE n’est plus, tout est extase.


Ici les nomades vivent avec presque rien. Youssef notre premier guide a 18 ans. Né dans le Wadi Rum, le désert fait partie de lui, ça se voit quand il marche sur le fil des précipices, dévale des pentes vertigineuses, grimpe comme un cabri des rochers escarpés, tout ça avec aux pieds des sandales de piscine en plastique à la semelle lisse. Hallucinant. Youssef est espiègle, il aime aussi jeter des cailloux et ses sandales n’importe où en attendant qu’on arrive enfin à le rejoindre ! Peut-être trouverez-vous dans mes photos ci-dessous celle où, perché sur le côté d’un gros rocher, il essaie de faire tomber à coup de cailloux une de ses savates restée accrochée au bord du vide. Youssef vit sans écran, ça ne l’intéresse pas. Il zoom juste sur sa propre image avec curiosité quand on le prend en photo, il s’observe avec intensité, sa façon peut-être de noter l’âge de son corps dans sa mémoire, puis il passe à autre chose. Youssef ne demande rien. Il refuse les lunettes de soleil fancy, et sans doute hors de prix, que veut lui laisser un voyageur qui a conscience de la futilité de son geste mais ne sait pas quoi faire d’autre pour marquer ce qu’ils ont partagé. Ça a été un privilège d’être témoin de l’apparition spontanée d’un lien aussi puissant que limité dans le temps entre ces deux êtres, c’était très beau à voir. Deux âmes sœurs, père et fils spirituels. Mais pour Youssef un objet n’est qu’un objet, il n’y place pas d’affect. Bien qu’il soit ému lui aussi les adieux sont expéditifs. Il est tellement dans l’instant présent qu’il a déjà repris le cours de sa vie. Le voyageur, lui, a du mal à partir. C’est un être fin et franc qui sent les autres avec fulgurance. Je crois qu’il me devine autant que je le devine, peut-être est-ce pour cela qu’il me livre sa mélancolie dans un regard que j’essaie d’adoucir avec un sourire au diapason.

Youssef refusera également ma lampe frontale à la fin du bivouac, il en a déjà une et ne s’inquiète pas de ce qui se passera quand les piles seront mortes ou qu’elle ne marchera plus. Youssef il a un peu de mal à se lever le matin, il trainerait volontiers sur son matelas au bivouac, c’est de son âge. Il a aussi la terre et le ciel, le silence ou les cris qu’il envoie rebondir contre les parois pour le plaisir d’entendre sa propre voix. Youssef a des pierres et des sandales à jeter et une amoureuse au village dont il parle en gloussant bêtement, comme tout adolescent. Que pourrait-il vouloir de plus, s’étonne-t-il ? Son frère de 24 ans qui sera notre guide le lendemain est plus attaché à son apparence et possède un téléphone. Mais dans le Wadi Rum il n’y a pas Internet. Lui aussi est moqueur. Il dit qu’il a vingt frères et sœurs pour rire des préjugés qu’ont visiblement nombre de touristes occidentaux. Mais je sais déjà par Youssef qu’ils ne sont que cinq dans sa fratrie alors je l’appelle « mytho » , menteur quoi ! Ça le fait sourire, il perd un peu de sa réserve, nous pose des questions sur nos propres frères et sœurs et enfants. Les réponses le laissent incrédule, bousculant ses propres préjugés, c’est l’arroseur arrosé ! Il élucide les traces d’animaux que je prends en photos sur le sable et cherche dans les fourrés le serpent venimeux qui vient d’en laisser une toute fraîche pour nous le montrer. Il ne le trouve pas, ce qui m’arrange ! Il nous apprend comment se laver les mains avec une plante saponaire tandis que nous enseignons quelques mots à Abdallah notre chauffeur, qui apprend le français par lui-même en prenant des notes sur un grand cahier à spirale. De façon stéréotypée, avec un soupçon d’insolence, Youssef m’appelait gazelle. Son frère me donne un surnom en arabe. Abdallah hoche la tête avec respect, il dit que ça signifie Lune et que c’est un surnom d’une grande valeur. Je n’en mesure évidemment pas la portée.


Youssef, solaire, jaillissement d’une jeunesse et d’une liberté complètement habitée par le désert. Né à la bonne place, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui fasse autant corps avec son environnement. Son frère, plus délicat et énigmatique. Mon oreille occidentale n’a pas réussi à comprendre son prénom et après trois fois je n’ai pas osé lui faire répéter. Il me l’a montré dans un canyon, gravé sur une roche à croute sableuse, mais la graphie arabe est encore moins à ma portée ! Abdallah, d’une douceur émouvante, humble et timide, surpris et un peu gêné qu’on puisse lui porter de l’intérêt. Il rêve d’aller au Canada comme son cousin pour ouvrir un restaurant. Cédric, l’âme sœur passagère de Youssef, un Français au visage bourlingué, au corps et à l’esprit alertes, à l’aise dans ses baskets, préoccupé de l’Autre, attentionné et généreux. Son pote Davy, pataud, touchant, qui pratique l’autodérision et distille gentillesse et bienveillance. Un étrange duo que ces deux-là, une amitié taquine pétrie de tendresse. Il y a eu aussi en ville Mahmoud aux multiples talents, la vingtaine, très travailleur et courageux, profondément touchant dans les efforts qu’il fait pour accepter son sort en ponctuant chaque phrase par « Inch’Allah », face à une tristesse et une colère qu’il essaie de réfréner dans une Jordanie qui selon lui n’offre pas les mêmes chances à tout le monde. Mahmoud qui manque d’amour car "à cause des taxes" qui engloutissent les hommes de bonne volonté, son "business" ne lui rapporte pas assez d’argent pour se marier. Il passait son diplôme d’ingénieur sans espoir de trouver un poste, n’étant d’après lui pas né dans le bon milieu.


Ces compagnons de passage laissent en moi une empreinte émouvante.


Il m’a manqué les femmes. Elles étaient là, tout autour, certaines comme des ombres, juste un regard au travers d’une fente. À leur passage mon corps me tordait les boyaux. Rien de réfléchi, juste un instinct animal qui hurlait en dedans « contre-nature ». Les autres avaient un visage, affairé, dur, souriant, sérieux ou simplement heureux. À Pétra les jeunes-femmes bédouines entre elles étaient particulièrement volubiles et moqueuses, elles riaient à gorge déployées et répondaient effrontément aux jeunes touristes masculins. Mais les interactions sont rares. En tant qu’étranger, le monde des femmes n’est pas accessible comme ça. Entre femmes fantômes et femmes tête nue, entre musulmans et chrétiens, la Jordanie est un pays à l’équilibre complexe, qui, en s’ouvrant au tourisme, accueille aussi quelques occidentales très dénudées. Le contraste est parfois saisissant. Ces cultures, origines et croyances se côtoient en paix. Dans un des coins les plus explosifs de la planète, qui résiste à la menace extrémiste, c’est un tour de force qui donne confiance en l’humanité. Pourvu que ça dure…

_ Claire Armange


©photosvideosClaireArmange
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